L'histoire de l'orphelinat
Japon, été 2002. Les habitants d'un minuscule
village d'Hokkaïdo ont la surprise de voir un bâtiment se construire à
flanc de montagne, au milieu des branches centenaires et des nuages
bas. Personne ne les en a informés, et les bâtisseurs ne redescendent
jamais dans la vallée. Peu à peu, des tourelles s'élèvent, puis des
marches de marbre, des fenêtres aux carreaux multiples, des réverbères
anglais, et un jardin de cerisiers sillonné de sentiers aux graviers
multicolores. Lorsque l'hiver arrive, le grand manoir est terminé, et
des lumières tintent le soir aux fenêtres. Qui a donc eu l'idée étrange
de construire ce bâtiment très peu japonais dans cet endroit si
reculé?...
Certains le savent, ou pensent le savoir. On murmure
qu'une demoiselle venue de Corée, aux yeux à peine fendus et aux
cheveux presque clairs, serait arrivée un jour dans la région et aurait
passé de très longues heures à s'y promener, coiffée d'un étrange
bonnet blanc. Ensuite, elle aurait disparu. Un architecte de Tokyo
aurait été contacté, et des instructions particulières lui auraient été
données en échange de lingots d'or pur. Cette demoiselle- qui se
faisait appeler Miss O. avec un sourire entendu - faisait construire un
orphelinat. Il n'y avait pas l'ombre d'un doute: le manoir était muni
de dortoirs décorés, d'un jardin aux allées conduisant à des activités
de récréation, et d'un réfectoire aux adorables tables en bois
recouvertes de nappes... Mais cet orphelinat était totalement vide, et
en janvier 2003 Miss O. pouvait y entendre ses propres pas résonner
dans les couloirs cirés...
C'est alors qu'un nouveau personnage
apparu aux abords du village de la vallée. Il avait l'apparence d'un
vieil occidental à grosse moustache blanche, aux yeux rieurs cerclés de
petites lunettes, et vêtu d'un pull-over distendu. Malgré cette
apparence nonchalante, cet anglophone était de toute évidence un
magicien. L'un de ses tours les plus communs consistait à changer son
assiettes de sushis en plat de poulet sauce gravy. Ce magicien était au
service de Miss O. et passait le plus clair de son temps dans une salle
du manoir curieusement baptisée "Salle des Départs". En mai 2003, son
office achevé, il s'envola de nouveau pour Cambridge, au sein de
laquelle, en plus de sa chaire de sciences physiques, il possédait un
cabinet secret.
Ce même mois, des servantes japonaises, écossaises,
norvégiennes, israéliennes et roumaines envahirent l'orphelinat. Elles
avaient entre vingt et cinquante-huit ans, et leur point commun était
d'être elles-mêmes orphelines et d'une beauté anormale. Miss O. les
embaucha selon des postes bien définis: il y avait les Chambrières, les
Lavendières, les Cuisinières, les Pâtissières, les Professeurs, les
Animatrices, les Consolatrices, et les mystérieuses Emballeuses, dont
le bureau se situait dans la Salle des Départs, et qui ne se mêlaient
jamais aux autres. Miss O., quant à elle, prenait ses quartiers au
sommet de la tour centrale.
Restait à recueillir les petits
orphelins. Les premières, des petites filles aux grands yeux profonds,
firent leur apparition au mois de juillet. Puis, au fil des mois,
d'autres enfants apparurent, parfois jusqu'à deux filles et un garçon
par mois. Miss O. décidait de leur nom de famille, et les distribuait
dans les dortoirs par année d'arrivée. Puis un jour, elle venait en
chercher un ou une pour l'emmener dans la Salle des Départs... Leur
nouvelle famille aurait pour mission de retrouver leur prénom perdu,
après avoir reçu le petite orphelin... sous forme de poupée en boîte.
Car
telle était l'idée stupéfiante de Miss O.: elle sélectionnait des
enfants extraordinaires, souvent possesseurs d'un don ou affligés d'une
maladie rare, effaçait leur mémoire à leur arrivée, les élevait quelque
temps dans un univers merveilleux qui permettait à leur personnalité de
s'épanouir profondément, puis elle les transformait en poupées
articulées aux couleurs de leur personnalité épanouie, et les envoyait
aux quatre coins du monde en plusieurs exemplaires.
Chaque exemplaire produit d'un même enfant contient son esprit, quelque part, très profond...